Article paru dans “La transformation des entreprises” Ouvrage collectif paru en 2020 aux éditions KAWA.
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Peur et espérance.
Les grands moments d’évolution et de transformation de nos sociétés humaines ont le plus souvent été impulsés par la technique. Ce qui semble nous animer, depuis toujours et principalement – et les jours de mauvaise humeur l’on pourrait craindre qu’il n’y ait que cela – c’est davantage faire différemment qu’être différent. Une question de divertissement, pour reprendre la formule de Pascal, autrement dit d’emploi du temps et d’occupation, avant d’accéder (peut-être) à un universel, demain et ailleurs, duquel on peut faire le pari, mais dont on ne sait rien. L’éthique qui est intemporelle et la morale qui est contextuelle passent bien souvent après la technique. Et qu’on se le dise, la transformation du monde que nous vivons actuellement et qui repose sur le développement du digital n’est pas l’exception qui confirme la règle.
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« La violence de l’argent est devenue celle du bitcoin. »
Comme toutes les sociétés nouvelles, la nôtre est violente par essence parce que sa technologie est naissante et que nous n’en maîtrisons pas encore totalement les rouages. Le digital et l’intelligence artificielle nous donnent parfois le sentiment d’être dépossédés d’une partie de notre liberté. Comme si nous étions soumis à des outils, à des algorithmes ou à des objets connectés qui décideraient pour nous et souvent – nous en avons le ressenti – contre nous. Nous ne savons plus de quoi demain sera fait ni quel futur nous offrirons à nos enfants. 65 % des élèves de maternelle d’aujourd’hui exerceront à l’âge adulte des professions qui n’existent pas encore. Des métiers disparaissent à la pelle, laissant sur le côté de la route de nombreux travailleurs. L’avenir n’a jamais été aussi incertain pour une grande partie d’entre nous. Nous donnons collectivement le sentiment de ne pas savoir tout à fait où nous allons. Et cette situation est à tout le moins des plus angoissantes, car la question de la transformation digitale touche tous les fondamentaux de nos vies : la connaissance, la santé, le temps et les voyages, la relation aux autres, les loisirs, les histoires d’amour, le sexe, le travail et l’économie bien sûr… Il n’y a pas un sujet qui ne soit épargné par le grand bouleversement numérique.
Associée à une envie de consommation sans précédent – je consomme donc je suis – et aux frustrations plus fortes encore nées de la transparence sur les réseaux sociaux – les Narcisses du monde entier s’admirent dans les eaux troubles de Snapchat –, cette transformation digitale a tout pour être explosive. Il faut alors voir dans le repli sur soi et dans le communautarisme solitaire les conséquences tristes d’une société impatiente qui se cherche encore. La violence de l’argent, selon l’expression chère à Michel Aglietta, est devenue celle du bitcoin, mais n’a jamais été aussi vive. Du « c’était mieux avant » à la montée de l’extrémisme, il n’y a souvent qu’un pas. Partout dans le monde, aux États-Unis, au Brésil, en Europe, en Italie, mais aussi hélas en France, la résistible ascension des nouveaux Arturo Ui est fulgurante. Et qu’ils soient de gauche ou de droite, l’Histoire a montré qu’ils n’apportent que peur, haine et souffrances. Il n’y a rien à attendre de bon des vieux populismes ni des nouvelles radicalités.
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« Les enseignes et les marques sont mortelles. »
L’installation du Nouveau Monde n’est de fait pas sans victimes. Le nouveau paradigme digital remplace peu à peu les anciens schémas et les systèmes du passé. C’est un séisme permanent et de nombreux acteurs économiques ne s’y sont pas ou pas assez préparés. L’hécatombe a alors déjà commencé, car une chose est désormais certaine, les enseignes et les marques sont mortelles. La chute des enseignes et des distributeurs que nous observons depuis le début des années 2000 et qui semble encore s’accélérer depuis cinq ans en est la preuve la plus évidente. Ceux des acteurs économiques qui n’ont pas pris le virage du digital, non seulement en termes de dispositif omni canal, mais aussi et plus fondamentalement en termes de refonte de leur positionnement, disparaissent. Les conséquences humaines de cette nouvelle donne économique sont alors dramatiques : licenciements, chômage et précarité.
Viviane[1] est caissière à Carrefour. Elle gagne 950 € pour 30 heures par semaine. Le groupe Carrefour a terminé l’exercice 2017 avec une perte de plus de 500 millions d’euros. En février 2018, Alexandre Bompard annonce sa décision de réaliser deux plans sociaux au sein du groupe qu’il dirige depuis juillet 2017. Le premier prévoit le départ volontaire de 2 400 employés des sièges parisiens du groupe. Le second concerne la fermeture de 273 magasins de proximité ex-Dia et touche 2 000 salariés. La moitié devrait être reclassée ailleurs dans l’entreprise. Mais au final, c’est plus de 4 000 postes qui seront supprimés d’ici la fin d’année. Depuis le plan social, la famille de Viviane est en difficulté et se demande comment boucler la fin du mois. Ce n’est pas que c’était un gros salaire en soi, ce que gagnait Viviane, mais c’était une part importante des revenus de sa famille. Dans les supermarchés du futur, il n’y aura plus de caissières.
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« Exit la poudre aux yeux qui impressionne. »
Pourtant, la transformation digitale, c’est aussi et surtout d’extraordinaires opportunités qui s’offrent à nous. Les exemples sont bien nombreux. Il y a dans cette nouvelle technologie une probable amélioration sans précédent de l’espérance de vie qui sous réserve d’un altruisme peu coûteux au final pourrait concerner toute l’humanité. Il y a dans cette nouvelle technologie le rêve rendu possible de ces voyages sur d’autres planètes et de cette exploration de l’univers qui bouleversera assurément notre compréhension de ce que nous sommes nous-mêmes sur cette planète Terre. Il y a dans cette nouvelle technologie une opportunité réelle de combattre le réchauffement climatique et les dérèglements écologiques qui appauvrissent les populations, sont le terreau des extrémismes et nourrissent le terrorisme planétaire. Il y a tant d’espérance dans cette nouvelle technologie et tant de joie légitime à mener cette transformation digitale. Mais alors, pourquoi laisser les clefs à la peur ?
Sans doute parce que le plus souvent nous ne considérons la transformation digitale qu’en des termes techniques. Voilà qui n’est pas prendre le sujet par le bon bout. Prise sous ce seul angle, la question est confiée à des experts plus ou moins orientés utilisateur, client, consommateur, citoyen et humain. Lorsque l’on demande des explications, l’on s’entend répondre que c’est compliqué, qu’il nous faut faire confiance, bref que c’est technologique. Tout est compliqué effectivement quand on explique les choses en partant de l’outil, c’est-à-dire du moyen, plutôt que de comprendre les motifs, le sens et la finalité. Alors personne n’y comprend plus rien et c’est la porte ouverte à tous les dérapages. À nous donc de prendre le pouvoir. La transformation digitale n’est pas une affaire de technologie qui s’imposerait à nous, qui nous obligerait à faire de mauvais choix de société, en somme qui détruirait plus qu’elle ne crée. Non, ce n’est pas cela la transformation digitale de notre société.
Il faut renoncer à la soumission aux outils, à ses gourous ou ses nouveaux leaders. Fini le jargon qui illusionne. Exit la poudre aux yeux qui impressionne. Plus que jamais, il s’agit de remplacer le fatalisme par un volontarisme sans failles. Redescendre la technologie de son piédestal pour la remettre enfin à la place qui est la sienne, un outil et non une fin. Car la transformation digitale est avant tout une aventure humaine. Fondamentalement, la technologie n’est jamais la cause, mais la conséquence de ce que nous sommes vraiment. Rien n’est jamais écrit parfaitement et rien n’est heureusement jamais certain. Dans les modèles statistiques de prédiction, l’aléa, cette variable epsilon de fin d’équation, est certes le solde résiduel de ce que l’on n’a pas réussi à expliquer. Mais c’est surtout l’expression de la liberté humaine. Dire non, refuser, renoncer lorsque tout nous pousse à dire oui. Et là se trouve le terrain de jeu des entrepreneurs. L’être prime quand la liberté est à la manœuvre. Autrement dit, la technologie ne nous impose jamais de faire ce que nous faisons. C’est à nous de lui commander de faire ce que nous voulons qu’elle fasse. Dès lors, elle est le reflet de ce que nous sommes en profondeur. Ses avancées sont des pas vers notre vérité, des définitions de nous. Et quand bien même cette authenticité n’est pas élogieuse, voici ce que nous sommes in real life.
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Portrait révélé du consommateur.
Depuis le début des années 2000, le monde change et ce changement s’accélère. Plus rien n’est comme avant et c’est l’apparition de l’internet et plus précisément de l’ADSL qui en sont la cause ou la conséquence selon l’option philosophique que l’on voudra prendre sur le sujet.
Il me serait plus facile de parler l’hébreu ou le chinois que d’imaginer le monde d’aujourd’hui sans ordinateurs, sans téléphones portables, sans internet. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, les numéros de téléphone avaient huit chiffres en France. Il y avait des cabines France Télécom dans les rues et parfois le suivant tambourinait avec agacement à la porte en vous demandant de raccrocher parce que cela fait déjà dix minutes que… Il n’y a pas si longtemps, pour réserver un voyage, nous nous rendions en gare ou à l’aéroport ; pour faire un virement, nous allions à la banque ; pour déclarer nos revenus à l’administration fiscale, nous utilisions un formulaire papier ; pour connaître les caractéristiques techniques d’un produit, nous nous rendions dans un magasin spécialisé ; pour acheter un produit par correspondance, nous remplissions un bon de commande papier ; pour profiter de bons prix, nous attendions avec impatience et frénésie les soldes… Il n’y a pas si longtemps et pourtant…
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« À moins que nous décidions d’un autre futur. »
Le changement du monde est démocratique : il s’impose à nous tous, quitte à nous faire faire des arbitrages budgétaires surprenants a priori mais que l’on juge pourtant absolument nécessaires. Cette transformation sociétale est d’abord une question d’équipement. La dépense pour acquérir un téléphone est devenue très importante ; or peu nombreux sont ceux qui acceptent de se restreindre. Le taux d’équipement en matériel informatique des ménages a explosé. Plus de 9 Français sur 10 ont accès à internet. Plus de 26 millions ont au moins une adresse email. Selon le syndicat national de la communication directe, le SNCD, les internautes disposent en moyenne de 2,1 adresses email. On comptabilise généralement plus de six écrans par famille. Les « petits » Européens obtiennent leur premier téléphone mobile à l’âge de neuf ans, et à douze ans leur premier smartphone.
La relation au digital devient un état d’esprit, une posture en général, qui repose sur les « 3 i » de l’internet : Immédiateté, Impératif et Impatience. C’est devenu une question d’habitude. Internet est aujourd’hui notre compagnon au quotidien, pour le shopping, mais pas seulement. Nous utilisons tous régulièrement Google. Nous déléguons à ce tiers, de plus ou moins grande confiance, une partie des missions qui relevaient autrefois de notre seul cerveau : le savoir, la mémoire et le jugement. Avoir le mot sur le bout de la langue, et c’est Google qui nous donne la réponse.
L’évolution technologique ne s’arrête pas là. Il n’est désormais même plus nécessaire d’écrire sa question pour obtenir une réponse : il suffit de l’énoncer à haute voix. Ainsi depuis 2012, les smartphones de la marque Apple ont l’exclusivité de l’application SIRI, système de commandes vocales simples qui permet d’effectuer un appel, envoyer un message, afficher un itinéraire ou rechercher un restaurant. Mieux encore, aujourd’hui, il suffit de s’adresser à Alexa, l’assistant d’Amazon, pour qu’elle mette la lumière, le chauffage ou la musique. Nous apprenons avec application un nouveau langage : celui que les assistants vocaux peuvent ou veulent bien comprendre. Internet et intelligence artificielle envahissent alors notre quotidien. Il y a probablement désormais plus d’objets connectés sur Terre que d’humains : entre 20 et 30 milliards selon les différentes études. Ces objets peuvent communiquer entre eux et interagir grâce à un internet qui leur est dédié, l’internet des objets (IoT). Et toute cette nouvelle technologie n’est qu’à son tout début. Alexa sera vite oubliée – voilà un point qui est certain – mise aux oubliettes, comme l’ont été toutes les étapes préalables à l’ordinateur, à l’internet ou au téléphone mobile. Elle laissera la place à un système plus perfectionné qui prendra en charge d’abord l’ensemble de nos besoins primaires pour ensuite nous accompagner dans notre développement personnel : la culture, le rapport aux autres, les liens sociaux, l’amour et la spiritualité… Alexa nouvelle génération finira comme dans le cinéma de science-fiction par prendre le pouvoir, il lui suffit d’être patiente. À moins que nous décidions un autre futur, le pire n’étant jamais certain. L’avenir ne dépend que de nous, de ce que nous décidons de mettre en œuvre. Ne sous-estimons jamais ni la bêtise ni l’intelligence humaine : à nous de faire les bons choix sociétaux. Ne pas oublier que derrière toute intelligence artificielle se cache des neurones humains. Alors, attention à ne pas déraper.
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« Commence alors la bataille du temps et du divertissement. »
Cette révolution de l’internet a permis la transformation radicale de notre façon de consommer. Retour en arrière pour comprendre où nous en sommes. D’abord, a long time ago, le commerce de proximité est la norme. Le « petit commerce », comme on dit, envahit les villes et à chacun de se spécialiser. Le plus important, c’est d’être vu, d’avoir pignon sur rue. L’emplacement de la boutique joue un rôle fondamental pour se développer. Avec le temps, tout cela devient très vite insuffisant pour le consommateur de plus en plus exigeant, de plus en plus gourmand. Au XIXème siècle, le petit commerce voit apparaître la concurrence des grands magasins. Mais le phénomène reste limité aux grandes villes et agglomérations et ne vient pas remettre véritablement en cause l’hégémonie du commerce spécialisé. Tout change véritablement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le plaisir est alors dans la consommation : peut-être la peur de manquer ou le souvenir d’avoir manqué, sans doute aussi l’effet des nouvelles technologies de production de masse. La consommation devient euphorique. Le système commercial s’adapte alors. À grands désirs, grandes surfaces. Nous sommes au début des années soixante, et les premiers hypermarchés ouvrent leurs portes. La promesse du tout sous un même toit répond parfaitement aux nouvelles attentes des consommateurs : gain de temps en ne faisant qu’un seul voyage et économies en bénéficiant des prix plus bas obtenus par les puissantes centrales d’achat des nouveaux distributeurs. Notons l’importance du parking. Pendant des décennies, la question du commerce s’est ainsi résumée à l’opposition fratricide du commerce de proximité, situé dans les centres-villes, et des supermarchés qui conquièrent à vive allure les périphéries des villes. C’est la guerre de l’espace et du physique. Certains réclament alors que l’on régule le nombre d’ouvertures de grandes surfaces. Mais la question d’un moratoire sur l’extension de zones commerciales est déjà dépassée lorsque l’internet entre en jeu et vient redistribuer les cartes.
Désormais, rien ne sert plus de courir : il faut commander à point. Rien ne sert de se déplacer puisqu’il suffit de se faire livrer parfois dans les deux heures ou le plus souvent dès le lendemain. Le développement de l’offre produit sur le web est exponentiel et le nouveau « tout sous un même toit » est désormais digital. L’enjeu devient celui du délai de livraison : commence la bataille du temps et du divertissement, c’est-à-dire ce que l’on fait de ce temps. Les nouveaux acteurs économiques prennent d’assaut les marchés et les consommateurs suivent le mouvement dans la joie et l’allégresse. Le taux de pénétration des acteurs du digital ne cesse dès lors d’augmenter.
Selon les chiffres de la FEVAD, le chiffre d’affaires du e-commerce devrait dépasser très rapidement les 100 milliards d’euros en France. Nous sommes quasiment 40 millions de cyberacheteurs. Et nous réalisons nos achats de plus en plus via notre téléphone mobile, dont les freins initiaux, liés à la praticité et la sécurité du device, semblent avoir été définitivement levés. L’internet représente aujourd’hui environ 10 % de la consommation totale. Mais ce taux est très variable selon le secteur d’activité. L’habillement demeure le produit le plus acheté en ligne, devant les produits culturels.
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« Que nous reste-t-il à désirer ? »
Alors, gravissons ensemble la célèbre pyramide de Maslow et constatons que les besoins des consommateurs n’ont jamais été aussi amplement satisfaits qu’aujourd’hui.
- Étage physiologique. Les besoins primaires : respirer, se nourrir, boire, dormir, se reproduire. La consommation est désormais satisfaite en ligne. On pourra disserter tant que l’on voudra sur la supposée grandeur de l’Humanité, nous sommes avant tout des animaux. Mais nous rions… Le rire est le propre de l’Homme et plus encore sur internet. Au cours d’un été, un jeune garçon de 8 ans, Adrien, fait le buzz avec la vidéo dans laquelle on le voit raconter une blague qui passe en boucle sur internet : « Qu’est-ce qui est jaune et qui attend ? Jonathan ». Son ton malicieux provoque l’hilarité des internautes et la vidéo est vue plus d’un million de fois en quelques jours seulement.
- Étage sécurité. Des personnes et des biens. Assurance, mutuelle, prévoyance. Solidarité. La domotique et la télésurveillance en sont ses modernes extensions digitales.
- Étage de l’appartenance. La famille, mon ego face à mes égaux. Les communautés, et le repli stratégique lorsque la menace gronde tandis qu’il faudrait plutôt se rappeler que l’union fait la force. Les réseaux sociaux. Les hommes se mélangent dans des communautés plus ou moins virtuelles dont chacun se voit comme le héraut. Ne nous demandons pas s’il faut être pour ou contre le web, mais pour quoi faire ?
- Étage de l’estime. Confiance et reconnaissance. Ma parole compte, je suis moi aussi autorisé à penser, à dire, à faire.
- Étage accomplissement personnel. De cet étage, les horizons sont magnifiques. Depuis le Chrysler Building à New York, situé à l’intersection de la Lexington Avenue et de la 42e rue, c’est tout Manhattan qui se donne à nous. C’est un appel à entreprendre, à construire, à développer. Et toute cette activité, toute cette énergie est plus que jamais le fait de notre soif de sens. Faire pour donner un sens à nos vies.
Alors que nous reste-t-il à désirer ? Se réveillent les rêves humains impossibles, les vieux démons. Se révèle à nous, sous nos yeux ébahis, l’ultime et dernier étage de la pyramide de nos besoins. Un étage auquel nous avions renoncé pour un temps : l’étage divin. Le développement de la science au cours du XIXème siècle avait mis à mal le sentiment religieux. Nietzsche écrit « Dieu est mort ». Voilà que c’est la technologie digitale qui lui redonne vie. Mais ce dieu qui revient à nous est d’une nouvelle nature : ce nouveau dieu auquel nous croyons, c’est nous-mêmes. Nous nous comportons avec nos outils digitaux à la manière des dieux de l’Olympe. Nous en souhaitons les attributs. Éternité. Une vie artificielle sans fin. Google veut « tuer la mort » et sa filiale Calico fondée en septembre 2013 y travaille ardemment. L’omniscience. Une connaissance sans limites. Europeana, le projet fou de numérisation de 58 millions d’œuvres d’art. Ubiquité. Skype et les nouveaux outils de communication nous permettent d’être partout en même temps. Nous parlons toutes les langues via l’appli SayHi. Le monde devient une tour de Babel, une auberge espagnole. La notion de frontière ne peut plus avoir de sens dans ces conditions. Les contraintes physiques disparaissent. Omnipotence. Toute-puissance. Nouvelle chapelle Sixtine, le doigt de Dieu qui s’avance vers nous est celui du digital. Piloter le monde depuis nos smartphones, voilà ce que nous désirons. Fiat lux lorsque nous composons notre code d’accès sur notre smartphone, cette extension divine de nous-mêmes. Puis vient la reconnaissance faciale. Ambroisie. Orgueil et vanité.
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Empathie et sincérité.
De nombreux étudiants qui sortent des écoles de commerce avec de beaux diplômes n’ont qu’une vague idée de ce qu’est le marketing. Ils en ont une image biaisée pour ne pas dire complètement fausse. Pour beaucoup, les gens du marketing composent une bande de joyeux créatifs qui se réunissent en permanence pour faire des brainstormings. Un eurêka sans fin autour d’un café fumant. Fumeux, n’est-ce pas ? Ce dont il faudrait leur parler, c’est d’empathie.
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« Il est dès lors possible d’apporter une réponse appropriée … »
L’empathie est la capacité de décrypter l’autre et d’en comprendre les sentiments et les émotions. La douleur est une expérience émotionnelle et sensorielle désagréable. On explique souvent le concept d’empathie en prenant l’exemple de la douleur, car son expression est facilement reconnaissable par tous, et sa perception immédiate. Voir un ami pleurer, comme dans la célèbre chanson de Jacques Brel, et comprendre immédiatement qu’il a de la peine, en cerner les raisons et être convaincu que dans une situation identique nous ressentirions la même chose. Identifier, expliquer et se projeter sont les trois stades principaux de l’empathie.
L’empathie n’est pas à confondre avec l’altruisme, la générosité ou autre grandeur d’âme. Certes, elle est propre à générer un comportement bienveillant. Comprendre que l’autre souffre peut et doit normalement nous amener à lui venir en aide. Mais ce n’est pas par bonté. Non, rien de cela. Comprendre que l’autre souffre nous est tout aussi insupportable que si nous souffrions nous-mêmes. La peine de l’autre nous renvoie à notre propre douleur. Les scientifiques ont démontré en ce sens que les zones du cerveau stimulées alors sont les mêmes que lorsque nous souffrons nous-mêmes. Si nous aidons, c’est pour notre propre confort. L’empathie est à l’altérité ce que le rêve est à la réalité. Comme si j’y étais, il fallait que je me pince pour savoir si je ne dormais pas. Comme si c’était moi qui souffrais, il fallait que cesse cette souffrance de l’autre qui m’était insupportable. Et pourtant je sais bien que ce n’était qu’un rêve. Je sais bien que ce n’est pas moi.
Être en capacité de comprendre ce que ressent l’autre ne signifie pas se confondre à lui. Il ne s’agit pas d’une fusion, mais d’une observation lucide et rationnelle, une déduction pour ainsi dire. L’empathie, c’est porter sur l’autre un regard analytique et distancié bien qu’instantané. Elle ne suppose donc pas la fusion des êtres, mais la parfaite compréhension que l’autre n’est pas moi, même si je peux comprendre ce qu’il ressent et les raisons de ses sentiments. Cela suppose la capacité de se distinguer de l’autre de façon objective. Il est dès lors possible d’apporter une réponse appropriée à l’émotion exprimée par autrui. Par conséquent, toutes les formes de rapport à l’autre qui supposent une fusion, plus ou moins volontaire et consciente, ne relèvent pas de l’empathie. Parlons par exemple des neurones miroirs qui font que les fous rires se propagent si facilement et que « tu me fais bâiller lorsque tu bâilles ». Il s’agit dans ces deux cas d’un réflexe de mimétisme qui n’a rien à voir avec l’empathie.
De nombreux facteurs influencent notre capacité d’empathie. Mais nous pouvons les résumer en une règle simple et fondamentale : plus nous connaissons l’autre, plus nous sommes en capacité de comprendre ses sentiments. Plus nous avons vécu avec lui des moments de vie, plus nous partageons avec lui des souvenirs communs, plus nous sommes capables d’empathie à son égard. A contrario, si nous rencontrons quelqu’un pour la première fois, si nous n’avons aucune idée de qui est la personne devant nous, alors il nous est difficile de comprendre ce que cette personne ressent. L’opinion que nous avons de la personne qui se tient en face de nous influence notre capacité à comprendre ses sentiments. Nous pouvons concevoir la souffrance de l’autre avec d’autant plus de netteté que nous avons une bonne estime de lui. Ceux pour lesquels nous n’avons que peu de considération ne trouvent chez nous que peu d’empathie à leur égard. De là viennent les menaces d’endoctrinement précoces. Si depuis l’enfance nous entendons dire que tel ou tel groupe est inférieur, alors adultes nous aurons de grandes difficultés pour avoir de l’empathie envers eux. Une pensée politique, ou plus simplement citoyenne, qui ne repose que sur les sens et les ressentis et non pas sur l’éthique et la connaissance, est catastrophique car elle est la porte ouverte à toutes les abominables justifications, à tous les « Oui, mais » inaudibles et inacceptables. L’empathie doit être maîtrisée et ne peut jamais être une excuse à l’absence de réflexion et à la bêtise crasse.
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« Le marketing devient dès lors un véritable jeu d’échecs. »
Voilà de quoi il faudrait parler aux jeunes étudiants qui arrivent dans nos bureaux à l’occasion des premiers entretiens d’embauche. Il faudrait leur faire comprendre que dans un contexte où le monde change, plus que jamais il faut s’appuyer sur un marketing qui repose sur des faits et des analyses. Le marketing doit être rationnel et volontairement non créatif de prime abord. À charge ensuite à la communication, lorsque la stratégie est identifiée, de renverser les curseurs et de plonger dans la créativité et l’émotionnel. Qu’il n’y ait pas de mauvaise interprétation de ce propos. Bien sûr qu’il faut des idées, qu’il faut repenser, challenger, ouvrir les fenêtres et proposer de nouveaux concepts pour réussir. Penser en dehors de la boîte est bien souvent un impératif pour trouver la bonne solution et réussir. Vive les originales marottes. Et faire preuve d’intuition juste est l’attribut des grands marketeurs. Mais tout cela n’est possible qu’à la condition de comprendre ses clients parfaitement, d’identifier ce dont ils ont besoin et de leur donner, et cela plus vite que la concurrence. Il faut être en capacité de se mettre à la place de ses consommateurs, de comprendre leur situation, leurs enjeux et leur ressenti afin d’y répondre avec la plus grande sincérité. Les gens du marketing ne sont en mesure de le faire qu’à la condition d’être en empathie avec leurs consommateurs.
Empathie, voici le chemin essentiel pour survivre au Nouveau Monde. Sincérité, voici la condition sine qua non de réussite de sa transformation digitale. Il faut pouvoir se mettre à la place du consommateur, et pour cela il faut en avoir compris intimement les mécanismes et les rouages. L’empathie devient dès lors la posture des marques conquérantes. Comprendre parfaitement sa cible, être en capacité de se mettre à sa place, c’est aussi anticiper ce qu’elle va faire, comment elle va réagir, et comprendre avant elle-même comment elle va évoluer. Le marketing devient dès lors un véritable jeu d’échecs. Et c’est passionnant.
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Les clefs de succès des nouveaux entrepreneurs.
Marketeurs, entrepreneurs, chefs d’entreprise, quelle attitude adopter alors face à ce nouvel acheteur à la fois insatiable et assassin ? Quelles sont les clefs pour redevenir acteur d’une transformation réussie ? À nouveau consommateur, nouveau marketeur ! Et à nouveau marketeur, nouvelles réussites !
Dans le contexte actuel, le développement de la connaissance client est fondamental. Plus que jamais, nous devons nous appuyer sur des certitudes et refuser les approximations. Mieux comprendre en profondeur et dans le détail les nouvelles envies du marché. Mieux cerner les points de frustration avant que d’autres acteurs y répondent et usent pour cela des nouvelles technologies. L’action marketing doit travailler avec sincérité à la proposition de réponses aux attentes non servies. Elle doit utiliser le digital en ce qu’il permet d’ouvrir le champ du possible technologique. L’innovation doit être au service du client, de l’apport de valeur ajoutée, de l’enrichissement de l’expérience client. Construire les fondamentaux des nouvelles formes de fidélité. En somme, comprendre, coconstruire et compenser dans un monde digital dans lequel le consommateur a pris le pouvoir. Dès lors, la transformation digitale place l’humain au cœur de tout.
« Trouver la faille pour mieux pénétrer le marché. »
Une chose est certaine : les nouveaux consommateurs ont pris le pouvoir. L’internet le leur a donné. Et les marques qui étaient hier encore toutes puissantes doivent désormais prêter allégeance à leurs consommateurs. Exit la prétention d’autrefois. Faire preuve d’empathie doit devenir le leitmotiv des gens du marketing. Reconnaître ce qui anime les consommateurs, ceux-là mêmes qu’il convient d’observer en proximité et dans la durée. Il s’agit de comprendre dans le détail les marchés, d’en maîtriser les grandes composantes, les évolutions et les enjeux. Les besoins, les usages et habitudes d’achat doivent être parfaitement connus et anticipés. Les critères de choix en termes de produits, de services et de distributeurs doivent être clarifiés et maîtrisés. Cette connaissance des clients passe aussi nécessairement par celle des compétiteurs en présence sur les marchés. Qui fait quoi, qui répond à quels besoins, à quelles attentes ? Il est clair que comprendre un marché, c’est aussi comprendre le positionnement des acteurs qui y sont présents. Les forces et les faiblesses relatives des enseignes au regard des consommateurs puissants. Tout cela pour identifier le point de frustration de la cible, mal ou peu servi à date par les compétiteurs existants et y répondre de façon crédible. Travailler à identifier la vraie attente des prospects, et chercher à faire la différence en y répondant avec efficacité. Pointer la raison pour laquelle le client infidèle quitterait son prestataire historique. Trouver la faille pour mieux pénétrer le marché. Considérer cela sérieusement et n’accepter aucune exception dans le processus ni aucune dérive dans le temps. Comprendre les consommateurs est la clef de la réussite du nouveau marketeur.
« Faire des communautés les free-lances permanents des marques. »
On appelle frustration la réponse émotionnelle à l’impossibilité de changer les choses ou d’obtenir ce que l’on souhaite. Il s’agit d’une réaction face à un besoin ou un désir inassouvi. Le rôle des gens du marketing est d’orienter les enseignes pour lever les poings de frustration de leurs consommateurs et ainsi affirmer les promesses différenciantes des marques. Pouvoir certifier avec force avoir compris le marché. Annoncer à grand renfort de communication avoir identifié les attentes de satisfaction additionnelle et ce qui est mal ou peu servi par les autres acteurs du marché. Enfin proposer d’innovantes solutions. Les marchés sont à conquérir et à la merci de ceux qui acceptent, sans tabou aucun, de proposer de nouvelles offres. Un monde de disruption pour faire oublier la frustration. Rendre accessible, permettre, rendre possible. Mettre à portée de main du consommateur chaque chose. Anticiper et réaliser les envies des consommateurs. Atteignable, praticable, abordable. Voici dans ce contexte les mots clefs de l’entreprise.
À Nouveau Monde correspondent de nouveaux besoins et nouvelles envies. L’offre commerciale des marques et des enseignes doit évoluer. S’appuyer plus que jamais sur son ADN historique, mais faire évoluer son positionnement et sa promesse d’enseigne. Faire de son mix retail — les revoilà les 5 P mis au goût du jour — la réponse appropriée aux nouvelles attentes. Être élu produit de l’année, certes, mais en cherchant avec sincérité à proposer une réponse à la question posée par les consommateurs. Les associer alors à la construction de cette solution. Puisqu’ils veulent du nouveau, puisqu’ils veulent la personnalisation de la relation, puisqu’ils veulent prendre le pouvoir, alors le mieux est encore de le leur donner. Coconstruire le Nouveau Monde, le jour d’après. Les gens du marketing ne sont que des serviteurs, une fonction support donnée aux consommateurs. Le seul chef que nous reconnaissons, c’est le client. Les clients sont les rois.
Et c’est en donnant aux consommateurs ce qu’ils attendent, et non pas, comme pendant des années, ce qu’elles ont bien voulu leur donner, que les marques peuvent les convaincre d’acheter leurs produits et non pas ceux de leurs compétiteurs. Chercher les convictions des clients, voilà qui est une excellente démarche. Alors, les associer au travail marketing. Faire des communautés les free-lances permanents des marques, tour à tour et tout à la fois, chargés d’études, chefs produits, chargés d’opérations marketing, webmasters… Et pourquoi ne pas leur donner les clefs de la boutique en faisant d’eux des ambassadeurs, des conseillers clientèle qui répondent directement aux questions de leurs pairs, en somme des super vendeurs ? Qu’ils pensent que les marques et les enseignes les servent humblement, ils n’en seront que davantage dévoués. Il n’y a pas meilleur ou pire esclave que celui qui se porte volontaire pour les corvées. Corvéables à merci. Les remercier donc de promouvoir les produits des marques en les relayant gratuitement dans les réseaux sociaux. Coconstruire est un impératif de réussite.
« Colorier les consommateurs au mercurochrome. »
Comprendre que le consommateur d’aujourd’hui est une pile électrique, une boule de nerfs, à fleur de peau en permanence. Identifier les principales causes de frustration des consommateurs. Les prendre au sérieux et y chercher des solutions, des remèdes, des alternatives. Les équipes marketing doivent poser en stratégie de développement la résolution de ces points de frustration. Retirer les épines dans le pied et les cailloux dans les chaussures.
Mais identifier les frustrations est impossible sans faire preuve d’empathie ; impossible sans une compréhension parfaite du consommateur ; impossible si l’on ne prend pas en compte les enjeux de la personnalisation de la relation client ; impossible encore si l’on ne comprend pas que le consommateur a pris le pouvoir, qu’il a désormais droit de vie et de mort sur les marques ; impossible si l’on ne prend pas en compte le changement du monde et la révélation du nouveau consommateur ; impossible si l’on refuse de changer.
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« Peut-être rien d’autre qu’une histoire humaine.».
En 1985, Bernard Martino publie le livre Le bébé est une personne qui va rapidement devenir un bestseller. C’est un texte très important parce qu’il marque un véritable point de rupture dans la façon de considérer les bébés. Jusqu’alors, et au risque d’être un peu caricatural et donc forcément injuste, ils sont en effet regardés comme des « objets » incapables de communication et d’interaction. Bernard Martino tente d’expliquer et de faire prendre conscience qu’il n’en est rien et que les bébés sont des personnes, au sens qu’ils peuvent et veulent communiquer. Une personne est une langue, une expression, une parole. Et le langage est un pont que l’on construit vers les autres.
Reprenons à notre compte, nous les entrepreneurs, cette belle formule : « Le client est une personne ». Oui, une personne. Non pas cet inconnu du bataillon. Non pas un tableau de bord de chiffres abscons. Non pas ces ingrats qui n’y comprennent rien et qui fustigent les marques en composant les numéros de téléphone des services après-vente du monde entier. Non pas ces malotrus qui rédigent des pamphlets plus ou moins bien sentis sur les réseaux sociaux. Non pas une épée de Damoclès qu’un patron brandit de temps en temps devant l’assemblée de ses collaborateurs : « le client est celui qui nous paye tous, il faudrait voir à pas le prendre pour une racine d’estragon ». Car oui, le client est une personne. Car le client, c’est le boss, le kid, le patron, en somme celui qui commande. Quelqu’un que l’on doit s’astreindre à essayer de comprendre. Considérer ce qu’il fait, mais aussi sa psychologie, ses besoins et ses attentes. C’est quelqu’un dont on doit respecter le jugement et prendre l’avis en compte, parce que par définition il a toujours raison. Il s’agit d’entamer avec lui un dialogue, de lui parler. Le client est une personne.
J’ai souvent eu l’occasion de rappeler l’importance de considérer avec empathie et sincérité les consommateurs, j’ai souvent eu l’occasion de parler. J’en ai d’ailleurs fait l’un des leitmotivs de mon livre Marketeurs, mobilisez vous ! (sans déraper) paru en 2019 et dont cet article a emprunté quelques passages. Faut-il aimer ses clients? J’y posais la question avant de m’empresser de répondre que si parler d’amour était sans doute excessif, respecter et prendre sérieusement en considération leurs besoins et leurs attentes étaient des impératifs pour transformer avec succès son business model. Le poète dit qu’il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Cependant, il y a un paramètre additionnel que j’aimerais ici évoquer, une clef de succès supplémentaire dont l’importance m’avait sans doute initialement un peu échappée et qui me sauta aux yeux par la suite lorsque j’ai eu à intervenir parmi mes collègues-marketeurs et entrepreneurs pour présenter mon livre.
Ce qui m’a le plus frappé lors de ces interventions, c’est l’intensité des débats et des discussions. Jamais nous ne parlions de technologie, d’interfaces ou d’outils. Chacun était animé par l’envie, la volonté et ce même plaisir distinctif d’entreprendre. Les débats ont alors souvent été vifs et emportés. Les moments les plus exaltants étaient ceux où les échanges étaient les plus animés. Force alors est de constater que cette transformation digitale nous touche au plus profond. Les tripes et les cœurs, voilà ce qui est à l’œuvre dans toute cette affaire. Une histoire humaine avant tout et peut-être rien d’autre qu’une histoire humaine. Ainsi cette clef de succès additionnelle dont je pris conscience parfaitement, c’est la passion. Les entrepreneurs sont des gens passionnés, c’est dans leur nature. C’est leur flamme qui guide la transformation digitale de notre société. Et plus que jamais rappelons nous que rien de grand, oh que non, ne s’est fait sans passion…
[1] Article Ouest France, avril 2018.